Emma Becker, Le Mal joli, Albin Michel 2024, collection J'ai lu, 442 pages
Note de lecture par Bernard Massip
C’est un roman, nous dit la quatrième de couverture. Mais ce texte a tout d’un récit autobiographique. Certes les noms ont été changés (mis à part le sien cependant) et on ne peut exclure bien entendu que diverses anecdotes aient pu être ou transformées ou rajoutées. Cette catégorisation en roman permet à l’autrice de s’affranchir si besoin des règles rigoureuses du pacte autobiographique. Une interview d’elle lors de la présentation de l’ouvrage au moment de sa publication en confirme cependant la trame foncièrement autobiographique.
Elle y raconte en trois saisons la relation qui l’a attachée à celui qu’elle nomme Antonin, le temps d’un printemps, d’un été et d’un automne. Elle y décrit avec précision et dans un langage souvent cru les moments érotiques partagés avec lui. C’est « une affaire de bite », mais ça se complique lorsque ça devient « une affaire de cœur ». D’autant que cette passion parisienne naissante doit pouvoir cohabiter avec ce qui est son véritable ancrage, sa vie de famille en province, son mari qu’elle n’en aime pas moins et ses deux jeunes enfants.
Au printemps, elle navigue entre le Paris de l’amant et sa province, l’été elle est en vacances en famille tandis que l’amant est à l’autre bout du monde, l’automne, prétextant ses obligations d’écrivaine, elle a loué un pied à terre à Paris. Présence… Absence… Présence à l’un, absence aux autres et réciproquement…
Le « mal joli » est, dans le langage des sage-femmes, cette intolérable douleur de l’accouchement mais qui s’efface aussitôt que le bébé est sur le ventre de la mère. Son « mal joli » à elle, c’est sa souffrance terrible en l’absence de l’amant qu’elle oublie aussitôt, dès qu’elle est dans ses bras ou même, lorsqu’ils sont loin, dès qu’elle entend sa voix au téléphone.
Alors s’impose le besoin d’écrire. Ecrire à la fois pour tenter de retenir quelque chose qui sera peut-être fugace mais aussi d’une certaine façon pour analyser (« je fais du cul qui pense »). Prendre un peu de recul, se mettre à distance c’est, en définitive, se protéger. Les discussions avec l’amant, lui-même écrivain, portent aussi sur l’œuvre en train de se faire qui résultera de cette passion partagée.
En lisant ce livre, j’ai repensé à Passion simple d’Annie Ernaux. Bien sûr les styles en sont fort différents : d’un côté l’écriture très simple, très directe mais d’une grande précision d’Ernaux, de l’autre l’écriture plus sophistiquée mais très vive, très enlevée, et non dénuée d’humour et d’autodérision de Becker. Mais le sujet en est bien le même : la description d’une passion quelque peu déraisonnable pour des personnes qui en outre « n’étaient pas leur genre », un commercial russe épais et grossier chez Ernaux, un dandy réactionnaire et très vieille France chez Becker. Et le même aussi, ce regard lucide et affuté que l’une et l’autre portent sur l’épisode. Passions déraisonnables sans doute, mais qui néanmoins méritaient totalement d’être vécues, car qu’est-ce que la passion sinon le paroxysme de la vie même.
Voir l'interview d'Emma Becker à propos de son livre ici