Note de lecture par Alice Bséréni
On connaît déjà Rami Abou JAMOUS, journaliste gazaoui par les infos, documentaires, articles, interviews diffusés en direct sur les ondes françaises, mais aussi par son Journal de bord de Gaza (éditions Libertalia 2024). Cette fois, c’est au cœur de sa vie personnelle, familiale, professionnelle, citoyenne qu’il livre son quotidien par le menu au lecteur médusé. Même si désormais on sait, on ne peut toujours pas imaginer ! Partager le quotidien infernal d’une famille gazaouie est à la fois un privilège et un cauchemar. De cela, on doit remercier le journaliste mais aussi l’homme qui partage et dévoile son intimité la plus secrète, la plus sacrée, ravagée par une guerre innommable. « Il ne reste plus rien de la société dans laquelle nous vivions. Nous sommes totalement mis à nu. Privés d’intimité, privés d’hygiène, privés de sécurité, privés de nourriture, privés d’eau. Nus dans une jungle où nous sommes poursuivis par un prédateur. Nous courons pour nous mettre en sécurité, mais c’est impossible… »
De ce terrible constat, dans ce contexte atroce s’écrit l’une des plus belles histoires d’amour et d’humanité que l’on puisse imaginer. Celle d’un père et de son tout jeune fils, celle d’un homme avec une femme, celle de la vie contre la mort, celle d’un peuple persécuté par un ennemi devenu meurtrier. Car il s’agit de cela : mettre à mort un peuple entier, l’exterminer, en éradiquer l’existence et la mémoire, le déshumaniser au point de le qualifie d’animaux humains. Et les traiter comme tel.
Ce livre témoignage n’est pas sans rappeler le film fabuleux de Roberto Begnini, La vie est belle : inventer les leurres qui font croire à l’enfant si jeune que cette guerre est un jeu, que c’est pour de rire, le protéger du pire, en maintenir intacte la joie de vivre et la candeur. Aussi ce père et ce fils applaudissent ils de concert à chaque bombe et chaque feu d’artifice dans le ciel, à l’irruption d’un drone, à l’éclair d’un missile, au fracas d’une implosion, à l’effondrement d’un immeuble voisin. Aussi cuisine-t-on des succédanés de chips en grillant des pâtes ou du vermicel sur un brasero de fortune, l’enfant en adore le goût, aussi invente-t-on des friandises à base de cire à épiler au miel, l’enfant en apprécie la douceur. Il doit rester joyeux et sain, aussi a-t-on baptisé la tente cernée de milliers d’abris de fortune, dressée en bordure de mer, aux franges de la cité pulvérisée « La Villa ». Une seule pièce de quelques mètres carrés abrite six personnes. C’est dire à quel point le quotidien se voit dévasté, et qu’une lutte de tous les instants s’efforce de conjurer les forces d’anéantissement à l’œuvre dans l’enclave torturée.
Une lutte sur tous les fronts s’efforce de restaurer la dignité que les humiliations conjuguées veulent anéantir. Ce thème majeur court tel un fil rouge tout au long du récit. Outre la destruction physique et matérielle de l’enclave ghettoïsée, l’hécatombe des morts, la destruction systématique du cadre de vie, de la cité, de ses organes vitaux, hôpitaux, écoles, centres d’aide et de soins, lieux de culte et de culture, voies de circulation, terres comme cité… cette guerre vise l’humain au cœur en instrumentalisant sa déchéance : famine, transhumances forcées, injonctions contradictoires, privation de toute intimité, propagation des maladies et des épidémies, amputations, traques et courses poursuites, emprise de la mort sous toutes ses ruses, dépossession de soi et de ses biens, déchéance programmée, organisée… Bertrand Badie, politologue de Sciences Po, place ces processus de deshumanisation au cœur des conflits engendrés par la mondialisation, et moteurs de leur stratégie. Le récit par le menu de chaque geste de résistance, d’esquive et de conjuration du pire fait de ce livre un témoignage implacable sur le calvaire enduré depuis bientôt deux ans, et une leçon de dignité qui veut contresigner la défaite de l’agresseur et en démontrer le sinistre projet. C’est pourtant dans cette épreuve surhumaine qu’advient le talent d’un écrivain, puis la naissance d’un nouvel enfant, comme acte de résistance suprême. Double enfantement, celui d’un écrivain par le livre et d’un enfant par l’auteur, qui veut clamer la puissance de la vie et conjurer les forces maléfiques à l’œuvre en Palestine occupée depuis près de soixante-quinze ans.