Chaleureusement vôtre
C’est sous le signe de la chaleur qu’ont été placées ces 24e Journées de l’Autobiographie, chaleur de la canicule pesant sur le pays en ce début de juillet, mais aussi chaleur des liens amicaux qui faisaient leur thème cette année. Une centaine d’adhérents étaient rassemblés à l’Espace 1500 d’Ambérieu (Ain) pour y étudier et y célébrer l’amitié...
Vendredi 10 juillet
Tout a commencé avec une soirée de lectures : de Rutebeuf à Pontalis, de Montaigne à Marie Nimier, de Charlotte Thiroux d’Arconville à Georges Brassens, les textes les plus variés illustrant les divers visages de l’amitié. Quatre Apaïstes se relayaient pour les lire. Ce programme avait été conçu par Sylvette Dupuy, retenue loin de nous pour raisons de santé, mais bien présente dans nos pensées amicales.

Samedi11 juillet
Matinée d’ateliers. Lors de l’atelier de Philippe Lejeune sur les manuscrits originaux du XIXe siècle conservés dans le fonds APA, les participants venus d’horizons très différents (une douzaine, dont Aneta Slowik, spécialiste de l’autobiographie venue droit de Pologne, ou encore Francine Meurice, de l’APA-AML de Belgique), ont pu ouvrir les boîtes qui protégaient une petite trentaine de manuscrits : le Livre de deuil de 1863 d’Eugène d’Arnouville, le Journal intime d’Alice de la Ruelle (1899-1901), les Lettres d’Émilie, d’Émilie Fuchs (1848-1856) ou encore un fonds important de l’arrière-grand-père de Philippe, Xavier Édouard Lejeune (1848-1918), qui comprennent d’étonnants cahiers de poésie, voyages de vacances, atlas recopiés minutieusement à la main, et tout un dossier documentaire sur sa Carrière commerciale dans les magasins de nouveauté (qui a donné un livre intitulé Calicot)
Précis même sous l’emprise de l’émotion (comme l’est depuis toujours le président passionné de l’APA), Philippe Lejeune a expliqué que sur les 3500 textes du fonds APA, on comptait une centaine de dépôts datant du XIXe siècle. Et sur cette centaine, 25 manuscrits originaux, 25 photocopies ou imprimés numérisés, les 50 restants étant des transcriptions manuscrites ou dactylographiées.
Philippe Lejeune a captivé l’assistance par le récit de plusieurs recherches et trouvailles. Comment par exemple on a découvert que l’autobiographie très prolixe de son arrière-grand-père était cryptée et qu’on y avait décelé bien des mensonges… Il a aussi raconté une aventure étonnante, de celles qui arrivent lorsqu’on va à la recherche de journaux et mémoires intimes. Il avait acheté dans une brocante de Charleville-Mézières le journal relié de la jeune Marie-Louise Duvernoy qui, à la recherche du coup de foudre, tombe amoureuse d’un homme qui semble l’avoir abandonnée puisqu’elle conclut son journal par cette phrase : « La vie est un oignon qu’on épluche en pleurant ». Mais voilà que Philippe Lejeune veut en savoir plus, fait des recherches et constate que Marie-Louise a finalement épousé l’élu de son cœur. Il retrouve la petite-fille de l’auteure, une vétérinaire de 40 ans, qui ignorait totalement l’existence de ce journal. La famille lui propose de le racheter et, la mort dans l’âme, Philippe ne voit pas d’autre solution que de leur donner le journal (sans oublier cependant d’en faire la copie), en craignant qu’on ne le retrouve dans quelques dizaines d’années de nouveau chez un antiquaire… Les corpus sont souvent disjoints, dispersés dans les familles, un volume ici, six autres là, comme le montre l’histoire racontée par Chantal de Schoulepnikoff. Ce type d’aventure a suscité bien des réactions dans l’assistance sur ces questions de déontologie : « Je comprends la difficulté pour une famille de se départir d’un original », disait l’un, « oui, mais moi aussi j’ai trouvé un carnet personnel dans une brocante et je n’ai pas l’intention de contacter la famille », disait l’autre.

 

L’après-midi, table ronde sur le thème L’amitié hier et aujourd’hui avec trois historiens : Maurice Daumas, Geneviève Haroche-Bouzinac et Anne Vincent-Buffault.
Maurice Daumas, qui mène actuellement un travail de recherche sur la misogynie (vaste programme...) a évoqué la célèbre amitié entre Montaigne et La Boétie, élevée au rang d’icône, de parole sacrée – la seule dans notre culture en matière d’amitié. Cette image ne remonte pas à leur époque mais est née au XVIIIe siècle, sous la plume de Mme Thiroux d’Arconville, dans son traité sur l’amitié en 1761. Amitié de courte durée (quatre ans) suite à la mort prématurée de La Boétie, à l’âge de 33 ans. Il convient, souligne Maurice Daumas, de replacer ce lien dans l’« économie affective » de l’époque : à l’époque de Montaigne, l’amitié était une relation publique, les amis des appuis qu’on met en scène pour se valoriser – leur donnant le « pouvoir de confirmation de ce qu’on veut être ou se présenter ». Il en résulte que les femmes étaient exclues de ce type d’amitié, puisqu’elles n’occupaient qu’une position secondaire dans la société. On avait aussi besoin d’un ami pour forger son jugement et exprimer son courage à travers ses prises de position. Montaigne et La Boétie sont devenus des icônes quand l’amitié s’est sentimentalisée, édulcorée et féminisée, c’est-à-dire au XVIIIe siècle.
Geneviève Haroche-Bouzinac présente un autre exemple historique avec les pratiques amicales de la peintre Mme Vigée-Lebrun, Élisabeth de son prénom. Elle a mené l’enquête via l’autobiographie publiée du vivant de l’auteure (1835) ainsi que ses lettres et carnets de voyage. Mme Vigée-Lebrun dispose de plusieurs langages (écriture et peinture) et ses portraits les plus réussis et émouvants, elle les réalise « quand elle parvient à nouer un lien d’amitié et de confiance avec le modèle ». Elle a des amis hommes et femmes et de divers âges, notamment des amitiés professionnelles au sein de la Corporation de St Luc qui rassemble les peintres, ou de l’Académie Royale de peinture. Un critère de choix pour elle consiste dans l’aptitude à parler peinture, mais elle est sensible aussi à la dimension morale de la représentation de l’amitié et donne sa préférence aux « cœurs purs ». Elle a entretenu les liens les plus étroits avec Mme de Verdun, épouse d’un riche fermier général, et avec la princesse russe Natalia Kourakina, dédicataire de la première partie de ses mémoires.
Anne Vincent-Buffault consacre ses recherches à l’histoire de la sensibilité. Elle ne pouvait donc manquer de s’intéresser à l’amitié dont elle dépiste les traces dans les récits, la correspondance, les journaux intimes. Le lecteur peut-il d’ailleurs être considéré comme un ami ? Au XIXe siècle, constate-t-elle, le lexique de l’amitié est très proche de celui de l’amour : on procède à de véritables déclarations d’amitié. Une idée nouvelle apparaît : que l’amitié soit désintéressée (on voit l’évolution depuis la Renaissance). Elle évoque notamment les amitiés de George Sand avec Marie Dorval (elles furent soupçonnées de saphisme) et avec Flaubert pour qui elle était un « bon camarade »

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Regards d’historiens sur l’amitié hier et aujourd’hui
Les intervenants, Maurice Daumas, Sylvie Jouanny,
Geneviève Haroche-Bouzinac, Anne Vincent-Buffault

La soirée du samedi a été consacrée à la projection d’un film, Pour un oui pour un non, réalisé par Jacques Doillon à partir de la pièce de Nathalie Sarraute et interprété par Jean-Louis Trintignant et André Dussolier. Choix des plus appropriés puisqu’il s’agit de la complexité des relations amicales, des alternatives de domination exercées par chaque ami sur l’autre, de la fragilité des interprétations données à leurs propos... La projection était suivie d’une discussion animée par Élisabeth Cépède.

Dimanche 12 juillet
D’autres ateliers étaient proposés le dimanche matin, comme cet atelier d’écriture avec Lise Poirier-Courbet, qui en a formulé la proposition à partir du livre de Jean-Bertrand Pontalis Le songe de Monomotapa : sur la place de l’amitié dans nos vies – comment elles se renforcent ou se dissolvent, comment elles traversent le temps – ou certaines éphémères mais qui marquent notre mémoire et notre imaginaire. L’amitié, « cette force qui enjambe l’absence », a suscité des textes divers, souvent émouvants, sur des expériences d’amitié ou des réflexions personnelles.

Le second atelier de Philippe Lejeune, qui se déroulait dans la fraîcheur du gîte où il habitait, était consacré à « L’amitié à l’épreuve de la mort » dans le livre d’André Pézard, Nous autres à Vauquois. Passionnante histoire du livre, de sa genèse – comparaison entre le carnet de notes de l’officier sur le « terrain » de la guerre et la rédaction finale – à son histoire éditoriale. Publié en 1918 avec un succès d’estime, il est ensuite oublié puis repéré en 1925 par Jean Norton Cru, qui prépare un inventaire critique des récits de combattants de 14-18. André Pézard épaule Cru pour la publication de son œuvre monumentale Témoins (1929) et Cru, en plaçant Nous autres à Vauquois au premier rang, déclenche la réédition du livre en 1930, mais aussi un autre coup de foudre chez un autre témoin, Paul Cazin, auteur de L’Humaniste à la guerre (1920). Les trois hommes formeront jusqu’à leur mort un indéfectible trio d’amis.

 

L’atelier de Pierre Eymery portait sur les rapports entre l’amitié et les écritures en ligne. Pierre abordait le journal intime sur Internet, qu’il tient lui-même depuis vingt ans (depuis ce jour il n’écrit plus du tout sur papier), et la manière dont il est entré en résonance avec d’autres diaristes en ligne. La question des « amis » sur Internet (Facebook, blogs, etc.) a été longuement débattue, les uns pensant qu’ils n’ont rien à voir avec les véritables amis, les autres estimant au contraire que de véritables relations peuvent en découler. (on peut retrouverl’évocation des Journées par Pierre sur son blog ici )
L’après-midi, deux nouvelles conférences : d’abord L’amitié dans le fonds APA , par Véronique Leroux-Hugon. « De l’amitié nos armoires sont pleines... », mais il s’avère difficile de transmettre cette expérience : c’est une notion insaisissable, aux formes multiples. Véronique Leroux-Hugon a donc choisi de traquer « l’amitié en actes » en se concentrant sur les correspondances détenues dans le fonds. Peut-on dire que l’adolescence est le bel âge de l’amitié ? Elle constitue en tout cas un climat favorable, l’amitié étant vue souvent comme la seule bouffée d’air ou une zone de solidarité par rapport à un environnement hostile. En témoigne par exemple Le Cahier des Yétis, texte rédigé à quatre mains par Françoise Bonnot-Jürgens et ses amies de pension dans les années 60. La guerre à 20 ans, c’est aussi une amitié partagée par un groupe de dix hommes pendant le débâcle de 1940. L’amitié comme moteur de survie, comme dans le cas des souvenirs de captivité : des circonstances qui engendrent « des amitiés profondes et durables ». Le militantisme, domaine où la camaraderie représente un ciment important. Les carnets de voyage élargissent l’horizon des amitiés, les rencontres sportives rassemblent les amis férus de la même discipline. Et pour tous, les épreuves (chagrins d’amour, maladies, morts...) sont des occasions de manifestations d’amitié. De l’amitié il y en a partout, conclut Véronique Leroux-Hugon, et encore n’en a-t-on pas épuisé les formes : pensons aussi aux amitiés de travail, entre frères et sœurs, aux frontières mouvantes amour/amitié, aux amitiés numériques, etc.

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Véronique Leroux Hugon évoquant les textes concernant l’amitié dans le fonds de l’APA

Enfin le jeune auteur de « webdocumentaires » Irvin Anneix (voir son site) nous a présenté une partie de sa production sur le thème Adolescence et nouvelles écritures . À 25 ans, il a déjà une belle palette de réalisations à son actif, dont une grande partie porte sur des données autobiographiques. « Chaque personne a une histoire qui lui est propre », note Irvin Anneix. Mots d’ados, encore en cours de développement, est un projet collaboratif artistique basé sur les écrits intimes de l’adolescence : journaux intimes, lettres, e-mails, textes et petits mots, collectées par Irvin Anneix auprès de ses proches, puis par appel sur Internet. Il s’agit dans ces paroles de « dire à tout le monde sans le dire à personne ». Photo de classe est un documentaire multimédia sur la diversité à l’école. Pendant une année scolaire, les élèves d’une classe de CE2 ont enquêté sur leurs origines, en interviewant leurs parents ou au travers d’ateliers sur les langues, la géographie, etc. Dans le film expérimental Stains beau pays, 20 ados de Stains débarquent sur le web ! Ils se racontent, nous racontent, se la racontent selon une « time line » cyclique. Dans une vision délirante et subjective de la réalité, ils passent tour à tour derrière la caméra. En contre-champ, les réalisateurs Simon Bouisson et Elliot Lepers, qui ont passé un an avec ces collégiens de Joliot-Curie, portent un regard complice sur eux. Irvin Anneix est aussi l’auteur de L’amour à la plage, document multimedia diffusé à La Cité des Sciences dans le cadre de l’exposition « Zizi sexuel : le retour ». Les pieds dans l’eau, sur l’île de Noirmoutier, des garçons et des filles âgés de 9 à 13 ans s’interrogent sur l’amour, la sexualité, la puberté ; les réalisateurs Irvin Anneix et Floriane Davin les font débattre. Au seuil de l’adolescence, ils se posent des questions sur leur corps qui change, les différences entre garçons et filles, et les sentiments qui vont avec. Les Apaïstes ont particulièrement apprécié la présentation d’Irvin Anneix, qui nous a proposé un montage « spécial APA », et l’enthousiasme qu’il montre pour ces projets passionnants.

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Irvin Anneix présentant ses réalisations sur le thème Adolescence et nouvelles écritures

Des Journées bien remplies, pleines d’amitié(s) et qui se sont achevées sur un sympathique pot de départ, avec la perspective de se retrouver en juin 2016 à Nantes, pour les prochaines Journées consacrées au thème de la mer. (Elizabeth Legros Chapuis avec la contribution de Laurence Santantonios ) Lire aussi la lettre reçue de Pologne très évocatrice de l’ambiance des Journées

Comme tous les ans, le thème des Journées est repris comme sujet du dossier de La Faute à Rousseau du mois d’octobre, n° 70