Les Journées APA de l’autobiographie 2023 ont eu lieu du 26 au 29 mai au CISL à Lyon et étaient consacrées au thème Temps et autobiographie.
Le Centre international de séjour de Lyon, un lieu de résidence bien agréable pour les Journées, avec ses terrasses et ses jardins... "Ces Journées de l’APA, encore une fois, ont été formidables !" ; "Ravie de ces journées si chaleureuses, enrichissantes, stimulantes comme toujours, en plus dans un lieu très agréable." ; "Journées riches en amitié et en études. Expérience qui "booste" l’existence".
Ces échos reflètent bien l’avis unanime de la centaine de participants aux Journées APA 2023. Nous sommes rentrés ravis, riches des conférences, des lectures, des ateliers, des rencontres, des discussions personnelles, des découvertes. Tout ceci donne matière à réflexions et à échanges sur un sujet pourtant bien difficile à appréhender, le temps.
La table ronde de samedi a pour thème La notion de temps : le temps et le JE sous la direction de Gérald Cahen, qui l’introduit par quelques charmantes citations sur le temps (Philippe Noiret, Raymond Devos) et la fameuse phrase de saint Augustin ("Le Temps ? si personne ne me pose la question, je sais ce que c’est : mais si quelqu’un me pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus."). En s’appuyant sur Bergson, il fait remarquer qu’à la différence de l’espace, le temps fait partie de nous, nous y sommes immergés et n’avons aucun moyen d’en sortir pour le contempler. Nous ne pouvons que le vivre.
Trois intervenantes étaient invitées à éclairer ces sujets complexes : Françoise Schwab, philosophe et historienne, spécialiste de Vladimir Jankélévitch, rappelle les liens de celui-ci avec Lyon, où il est arrivé à l’âge de cinq ans, a étudié, puis enseigné. Elle se base sur l’œuvre de Jankélévitch, en particulier sur sa correspondance avec Bergson, et souligne que la pensée de Jankélévitch "rôdait sans cesse autour de l’informulable temporalité qui constitue son sujet de méditation principal". Françoise Schwab cite de nombreux textes de Jankélévitch : comme Bergson, il note que "c’est la personne elle-même et tout entière qui est temps". Il accorde la primauté à l’instant, "spécificité vécue". Françoise Schwab donne également un aperçu sur les liens entre Jankélévitch et la musique, qui a été essentielle pour lui depuis sa découverte du piano lorsqu’il était enfant : "La musique est la moitié de ma vie". La musique et la philosophie sont pour lui deux disciplines strictement parallèles, dont le temps est le dénominateur commun. Jankélévitch se sentait particulièrement proche de Chopin, Debussy et Fauré qu’il prenait un immense plaisir à jouer et même à déchiffrer. Ce sont pour lui des "morceaux de temporalité enchantée" qui lui offrent une respiration bienvenue. "La musique comme le silence fredonne à l’oreille les secrets d’ici-bas."
Sophie Braun, psychanalyste, a publié deux ouvrages aux éditions du Mauconduit. Pour illustrer son propos, elle fait remarquer que les 25 minutes qui lui ont été attribuées pour son exposé peuvent être considérées comme trop longues ou trop courtes selon ce qu’elle va en faire : la limite peut être considérée comme un bourreau ou au contraire représenter un défi stimulant. La constitution du Je, c’est se poser, écouter ses émotions, c’est "prendre son temps", c’est avoir une présence à soi, à son corps, aux autres. En s’appuyant sur ses expériences auprès des adolescents, Sophie Braun mentionne les difficultés qu’ils rencontrent : le corps représente le passage du temps et l’âme est intemporelle et infinie. Comment l’âme habite-elle le corps ? On a tendance à vivre comme un contorsionniste entre le passé et l’avenir, car le moi conscient se représente le temps comme une flèche qui va de A à Z, mais l’inconscient a un autre temps que nous ignorons (par exemple le rappel d’un événement ancien qui a la même intensité que s’il s’était passé aujourd’hui). Si on considère le temps comme linéaire, on peut distinguer le passé, le présent et le futur. Sophie Braun conclut sur une citation de Etty Hillesum qui, au camp de concentration, espère encore en un avenir possible.
L’après-midi se termine par un riche exposé d’Elizabeth Legros Chapuis qui s’est plongée dans les fonds de l’APA par le biais du Garde Mémoire et a découvert une trentaine de textes dont le contenu fait référence au temps. Elle les a analysés, comparés, a examiné la méthode adoptée par leurs auteurs (chronologique ou fragmentaire), et en a retenu quinze qu’elle commente en détail. Tout en faisant la distinction entre Journal (écrit en temps réel) et récit autobiographique (qui effectue un mouvement continu de navette entre le passé de l’histoire et le présent de l’écriture), elle relève la grande diversité du traitement de la chronologie dans les récits déposés à l’APA, étayée par les exemples cités. On peut lire un résumé sur cette page.
La table ronde de dimanche, qui réunit Bernard Massip, Véronique Leroux-Hugon, Gérald Cahen, Emmanuelle Tabet, Nathalie Mauriac Dyer, traite de La perception du temps dans l’écriture. Gérald Cahen, modérateur, souligne le "heureux hasard" (!) qui réunit des spécialistes de Chateaubriand, Proust, Claude Mauriac dans son Journal Immobile et dans sa correspondance avec Jean Allemand (membre de l’APA et déposant).
Emmanuelle Tabet, chargée de recherche au CNRS en littérature, parle de "l’interpolation des temps dans les Mémoires d’Outre-Tombe." Pourquoi Chateaubriand a-t-il choisi ce titre ? L’œuvre, qui s’inscrit dans deux traditions littéraires, la confession et les mémoires aristocratiques, invente une troisième forme, intime, historique, métaphysique, épique ... toujours liée à la mort (Pauline de Beaumont, Lucile). Quand il décrit son enfance et sa jeunesse, c’est comme une sorte de "corps à corps avec la mort". Il conçoit la vie comme allant d’effacement en effacement ("tous les jours sont des adieux"), comme une série de ruptures... mais le chagrin n’est pas éternel, même lui va disparaître : l’enjeu des Mémoires est donc une lutte contre l’oubli, une "crypte offerte aux absents". Les réminiscences peuvent être considérées comme une réunification du moi, qui est une sédimentation de strates : seule la mort permet de revoir toute sa vie. "Tout est contemporain pour celui qui comprend la notion d’éternité". Pour Nathalie Mauriac Dyer, directrice de projet CNRS, responsable de l’équipe Proust de l’ITEM, l’APA est importante puisque son père Claude Mauriac était très proche de Philippe Lejeune (cité dans Le Temps immobile). Arrière-petite-fille de Robert Proust, le frère de Marcel, elle est devenue spécialiste de Proust (c’est elle qui a conçu l’exposition de la BNF en 2021 et qui a publié entre autres les fameuses 75 pages de La Recherche retrouvées chez Bernard de Fallois). La perception du temps est particulièrement présente dans les manuscrits de Proust. Nathalie Mauriac Dyer, qui estime que Proust doit beaucoup à Chateaubriand, base son intervention sur six éléments : – Le temps soustrait : comme l’abeille dans la ruche, l’écrivain va chercher son matériau dans la vie mondaine. – Le temps stratigraphique : la reconnaissance et le statut d’écrivain ont été longs à venir, Proust a vécu au milieu de ses manuscrits, qui représentent les strates de sa vie et de son expérience. – Le temps ressaisi : Proust a relu et corrigé maintes fois ses manuscrits – en se relisant, il dit avoir dégagé après coup des traits constitutifs de son inconscient, ses ritournelles profondes... il reconnaît quelque chose qui va devenir une œuvre. – Les ratures : la pensée de Proust revient sans celle sur elle-même – réversibilité temporelle, la rature va déjouer le caractère vectoriel du temps. Il fait des "provisions", il ne perd jamais rien (exemple de Jean Santeuil). La rature fonctionne à la fois comme un mouvement en arrière et une propulsion en avant. Dans ses repentirs, il trouve une nouvelle formule et l’intègre à la précédente, la rature est une mise en attente récurrente de ses manuscrits. Il déplace aussi les épisodes sur l’axe du récit et ne cesse de revenir sur ce qui est fini, on a pu l’appeler le "récrivain" ou Pénélope. – Les temps intriqués : avec le collage de paperolles dès 1915-16, les manuscrits deviennent polychromes. Les paperolles ont une fonction économique, mais aussi un rôle commémoratif (réserve de passé) - elles permettent la confrontation avec un manuscrit plus ancien, elles favorisent aussi la "transplantation" d’une page ou d’un chapitre à l’autre. Certaines permettent la juxtaposition de plusieurs époques, on est donc "hors-temps". La plus longue des paperolles consiste en 12 papiers collés (1m 65) ! – Le temps pathétique : l’œuvre devient indépendante et les paperolles ne sont plus que des "galeries souterraines qui s’enfoncent dans les profondeurs du texte". Différentes versions de la phrase suivante sont présentées : "Car voici bientôt la nuit où l’on ne peut plus peindre et après laquelle le jour ne se relèvera pas".
Véronique Leroux-Hugon a lu les écrits de Jean Allemand, membre de l’APA décédé en 2020, qui y a déposé ses journaux et sa correspondance, en particulier celle avec Nancy Duncan, rencontrée lors des Journées de l’APA en 2018. Jean Allemand a écrit son journal de 1967 à 2020. Prêtre catholique entre 1947 et 1966, il a connu l’expérience déchirante de quitter l’Église, tout en restant un catholique engagé. Pour lui, l’écriture diaristique est essentielle et l’autobiographie est "un temple lié au temps". Dans ses lettres à Nancy Duncan, il esquisse son parcours d’enfance, parle de son quotidien sous-tendu par la quête intérieure et les interrogations métaphysiques. Fasciné par Claude Mauriac, il entre en contact avec lui par correspondance, d’abord de manière anonyme, puis ils se rencontrent et c’est le début d’une longue et profonde amitié dont les étapes sont relatées dans dix ans de journal (1977-1987). Il s’agit aussi d’une collaboration étroite puisque Jean Allemand relit les manuscrits de Claude Mauriac, écrit des articles sur lui et crée avec Patrick Chartrain le site claudemauriac.org
Bernard Massip, co-président de l’APA, parle de sa propre pratique du Journal et de son rapport au temps. Il commence par la forme (chronologique puisque c’est un journal), puis s’attache au temps de l’écriture (les années sans journal et les périodes d’écriture). Bernard Massip précise que l’APA a une part importante dans son journal dès 2000 environ, elle lui donne une légitimité. Dès 2003, aiguillonné par Cher écran de Philippe Lejeune, il écrit sur Internet et entre ainsi en communication avec d’autres diaristes. Il est maintenant actif sur le blog de l’APA. Bernard Massip parle ensuite du "temps dans l’écriture" (relation entre l’événement et le temps où on l’écrit, d’où parfois un décalage), puis du "présent qui regarde le passé" (confronter ce que l’on a écrit comme ado et ce que l’on pense maintenant, ce qui implique un regard rétrospectif sur soi-même), et enfin de la contraction du temps (une épaisseur temporelle est donnée à certains époques de la vie : "au fur et à mesure qu’on avance, le temps s’éclaircit").
Il reste à mentionner deux autres temps forts de ces si riches Journées : La soirée autour de l’actrice, scénariste, réalisatrice, diariste Christine Pascal (1953-1996), menée par Claudine Krishnan, qui a étudié le Journal et la correspondance de Christine Pascal, déposés à l’APA par sa sœur Michèle, présente à la présentation. Avec Pascale Cahen, qui a lu les textes, elles étaient accompagnées de Thomas Pillard, maître de conférences en études cinématographiques et télévisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle. Toutes les interventions ont été passionnantes et souvent très émouvantes : il est exceptionnel de pouvoir confronter l’œuvre d’une cinéaste avec ses écrits personnels (Christine Pascal a tenu un Journal depuis l’âge de 15 ans jusqu’à son décès tragique à l’âge de 43 ans). Nous avons ainsi découvert une femme fragile et blessée mais surtout une réalisatrice bien en avance sur son temps, qui n’a pas trouvé la reconnaissance qu’elle méritait de son vivant, sauf avec son film Le Petit Prince a dit (Prix Louis-Delluc, 1992).
Et enfin l’atelier externalisé animé par Michel Baur, qui a emmené un groupe nombreux à la découverte de la "Cité idéale" imaginée et réalisée partiellement par l’architecte Tony Garnier dans les années 1920 et 1930, à la demande d’Edouard Herriot, maire de Lyon entre 1905 et 1957. Grâce à Michel Baur, nous avons pu faire le tour des immeubles construits en 1930 (et régulièrement restaurés), et regarder les 25 murs peints géants, quelques-uns représentant les projets de Tony Garnier et les Grands travaux de la Ville de Lyon, ainsi que d’autres résultant d’un concours international organisé dans les années 90 et montrant la vision de cités idéales réalisées par des artistes du monde entier (Côte d’Ivoire, Égypte, USA, Mexique, Inde, Russie).
Et enfin, je voudrais rappeler que la première soirée a été consacrée à des lectures des fonds de l’APA, sous la houlette de Véronique Leroux-Hugon qui, avec une grande pertinence, a sélectionné les documents concernant le temps dans les autobiographies et les journaux personnels. Si je ne mentionne que brièvement les ateliers et les cartes blanches, qui de l’avis général ont été très riches, c’est que je n’en ai pas une vue d’ensemble. C’est avec grand intérêt que j’ai participé à l’atelier de Marie Kremer, "Les temps dans le voyage" et à la carte blanche de Catherine Bierling, qui a présenté son livre Vieille comme mes robes.
Comme l’a dit Gérald Cahen en ouverture de la première table ronde, "bien sûr le temps nous est compté, bien sûr nous sommes éphémères, mais rien ne pourra faire, comme dit Jankélévitch, que nous n’ayons pas vécu notre unique matinée de printemps et de cette matinée, nous voulons qu’une trace quelque part subsiste, nous voulons que des mots en portent témoignage. Illustres ou inconnus, tous les auteurs d’autobiographie n’ont peut-être pas d’autre raison d’écrire que celle-là : dire non à la mort, dire j’ai été vivant et rien ne pourra l’effacer."
En conclusion des Journées les participants rendent hommage à notre toujours très présent et actif président d’honneur, Philippe Lejeune (Photo)
Compte rendu par Chantal de Schoulepnikoff