Matinée du Journal, 2 décembre 2017, Paris, Maison des Associations, 181 Avenue Daumesnil.
La salle était pleine ce samedi 2 décembre 2017 pour entendre parler des journaux personnels déposés à l’APA, et rencontrer des diaristes aux pratiques différentes, dont les textes sont publiés ou inédits.
C’est Claudine Krishnan qui ouvre les feux, par un passionnant exposé très éclairant, même pour les diaristes de longue date dont je suis : elle présente une étape du travail consistant à répertorier les journaux personnels conservés à l’APA, grâce à l’aide de Christine Coutard, « gardienne du temple » et du Garde Mémoire. Même s’il n’est pas facile d’évaluer le nombre exact de journaux conservés, à cause de la nature des textes qui sont très composites, parfois fragmentaires, parfois très complets, on peut dire que les journaux représentent environ 25% de l’ensemble du fonds, soit 915 journaux rédigés par 530 auteurs, 264 hommes et 266 femmes. La répartition géographique et la situation socio-professionnelle représentent un très large éventail, de même que les tranches d’âge (de 7 ans à plus de 90 ans). Le plus ancien journal est daté de la fin du XVIIe siècle, il est l’oeuvre d’un chanoine de Notre-Dame. On compte 9 journaux de la fin du XVIIIème, 75 du XIXème siècle ; aux XXème et XXIème siècles, chaque année est couverte, avec un accent particulier sur les deux guerres mondiales. La décennie des années 1990 est particulièrement féconde, 150 journaux !
Les journaux sont de différente nature : il peut s’agir de journaux-fleuve, de journaux au long cours, compagnons de toute une vie, ou alors de journaux dits de circonstance, soit collectives (guerres mondiales et coloniales, printemps 68, etc.) soit personnelles (deuil, maladie, maternité, éducation, etc.). On trouve également 70 à 80 carnets de voyage illustrés, ainsi que des journaux « croisés » écrits à deux, ou des journaux tenus sur plusieurs générations. Certains textes sont liés au mode de vie, d’autres s’interrogent sur le plaisir et les tourments de l’écriture quotidienne, d’autres encore permettent de « sentir le temps qui passe » ...
Les textes arrivent à l’APA soit sous forme de manuscrits sur tous types de supports (souvent fragiles), soit sous forme de tapuscrits (transcrits ou écrits directement à l’ordinateur). 20 à 30 environ sont déposés chaque année (sauf en 2010 où il n’y en a eu que 16) et en 2017 (10 entre mai et septembre). Les groupes de lecture travaillent selon la taille du journal : un lecteur unique si le texte n’est pas trop long, ou plusieurs lecteurs s’il y a de nombreux volumes (ce qui donne lieu à des discussions passionnantes dans les groupes, chacun étant évidemment touché de manière différente).
Pour terminer, Claudine Krishnan cite un extrait du livre de Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Le journal intime, histoire et anthologie (Textuel, 2006,) : « Ouvrir un journal, c’est comme entrer brusquement dans une chambre obscure, il faut laisser à l’oeil le temps de s’habituer, pour voir peu à peu se révéler dans l’ombre les contours secrets d’une vie humaine. C’est un accompagnement. Comme tout exercice spirituel, il enrichit en proportion des abandons qu’on a su faire. Abandonnons-nous ... »
Philippe Lejeune prend le relais en exprimant l’admiration, l’intérêt et la curiosité que suscite cet exposé. Il mentionne les 75 journaux du XIXe siècle déposés à l’APA (50 rédigés par des hommes et 25 par des femmes), textes arrivés soit grâce aux familles, soit par des trouvailles dans les brocantes, soit découverts et retranscrits par des « rats de bibliothèques ». Dans la plupart des cas, il s’agit de trier, d’inventorier, de numériser, de photocopier, de transcrire, de mener des recherches pour définir le contexte, de vérifier les informations, d’établir des arbres généalogiques, donc de trouver le lien de transmission et de conservation. C’est un véritable travail de détective, accompagné d’un scrupule : l’auteur serait-il d’accord, le désir de survivre est-il plus fort que la peur de l’indiscrétion ? Philipe Lejeune prend quelques exemples : Claire Pic dont le journal commencé en 1862 à l’âge de 14 ans s’étend sur 1000 pages, Emilie Serpin, institutrice dans les années 1870, Alice de la Ruelle, dont le journal (1899-1901 et 1909-1911) a été trouvé dans un meuble par un antiquaire, Marie-Louise Duvernois dont le journal (commencé en 1905) a été vendu par erreur avec sa bibliothèque, trouvé et transcrit par Philippe Lejeune puis remis à ses descendants ...
La 2e partie de l’après-midi est animée par Simone Aymard, qui excuse l’absence de Mathieu François du Bertrand et présente les trois diaristes intervenants : Gabrielle de Conti, membre de l’APA depuis 2000, y a déposé trois textes, La petite porte en 2004, Le Journal d’une orpheline 1977-2011 en 2013 et La force rayonnante en 2015. Elle a depuis toujours une passion pour l’écriture, qu’elle considère comme « un refuge pour les gens qui ont des choses à dire et personne pour les entendre ». Elle vient d’une famille de taiseux qui connaît des drames et de grandes difficultés, elle a été abandonnée par son père avant sa naissance, elle tient dès l’âge de 12 ans un journal qui sera jeté par sa mère, puis reprend l’écriture à 26 ans sur des agendas et des carnets où elle note, sur le vif et à rythme irrégulier, des textes très courts, aussi bien sur les événements qu’elle traverse que sur les émotions qu’elle ressent. Elle les saisit ensuite sur ordinateur, en les arrangeant et en retranchant les aspects trop personnels, et en les combinant avec d’autres textes autobiographiques, pour les déposer à l’APA. A 50 ans, elle réussit son bac et entre à l’Université pour étudier la philosophie. Elle se sent très proche de Rousseau qu’elle considère comme son « frère d’âme ». Elle a publié en 2012 à l’Harmattan un livre préfacé par Guy Mercadier, La Cascadeuse.
Elisabeth Cépède est à la fois déposante à l’APA et rédactrice des échos pour le Garde mémoire. Elle a commencé à écrire son journal en 1944, à l’âge de 12 ans, et continue encore à ce jour. Après les émois et les chagrins d’une adolescence liée à la fin de la guerre et aux années suivantes, elle épouse Denis Cépède en 1954, continue ses études et élève ses enfants tout en travaillant comme documentaliste et se passionnant pour le cinéma. Elle suit également une psychanalyse dont elle note en détail le contenu. Après la mort de son mari survenue en 1981, elle se sent incapable d’écrire pendant le temps du deuil. Entrée à l’APA dès sa fondation en novembre 1992, elle y est très active, fait partie d’un groupe de lecture, rédige des échos pour le Garde mémoire, collabore à La Faute à Rousseau, écrit des chroniques sur ce qu’elle voit (films, pièces de théâtre) et collabore régulièrement à toutes les activités. Après avoir déposé à l’APA en 1994-95 Le Journal de Bab, Les amours aux amours ressemblent, puis en 2004-2005 Enfances et légendes de Bab, Au pays des chimères, Elisabeth Cépède garde pour elle quelque 7000 pages, rédigées pendant les vacances sur des cahiers et le reste du temps sur ordinateur.
Michel Longuet, ami de longue date de l’APA, a été journaliste, dessinateur puis maquettiste pendant 15 ans, après quoi il est revenu au dessin. En 1993, à l’âge de 48 ans, il commence un journal illustré après en avoir tenu entre 12 et 14 ans un antécédent qu’il a détruit. L’élément déclencheur a été un livre de Tomi Ungerer, (Souvenirs de guerre), qui contient son journal, avec des dessins dans la marge qui débordent de plus en plus sur le texte. Michel Longuet a été fasciné et a eu envie de faire la même chose. Il utilise toujours les mêmes carnets, ainsi qu’un stylo-plume qui lui sert aussi bien à écrire qu’à dessiner. Le format est toujours le même, ce qui facilite le dessin, à la manière de Cartier-Bresson qui a utilisé toute sa vie la focale à 35 mm pour photographier. Michel Longuet présente la 1ère page double d’une dizaine de carnets : le dessin est à gauche et le texte à droite. Les thèmes sont liés aux événements qui jalonnent sa vie : voyages (par exemple Cuba, Detroit, paysage vu du train en rentrant du Cotentin), visites d’exposition (Tatoueurs, tatoués au Quai Branly), lectures de livres (A contre-voie, de Edward W. Said), objets qui évoquent des souvenirs (un fauteuil...).
Après ces exposés, le public pose quelques questions, qui concernent en particulier la relecture de ses propres journaux : Michel Longuet et Elisabeth Cépède les relisent, parce que cela les inspire et leur permet de confirmer certains souvenirs faussés par la mémoire, tandis que Gabrielle de Conti ne s’est relue que pour participer à cette table ronde : elle a été très étonnée et estime que ce sera une mine d’or pour les générations futures. Puisse cette phrase s’appliquer aux fonds de l’APA !
Les intervenants : Philippe Lejeune, Gabrielle de Conti, Elisabeth Cépède, Simone Aymard, Claudine Krishnan, Michel Longuet