13 février 1945 : à Dresde, un couple fuit sous les bombes en tenant précieusement un seul bagage : le journal rédigé jour après jour par l’homme, Viktor Klemperer depuis 1933. Voilà une des scènes racontées par Frédéric Joly dans son livre passionnant « La langue confisquée » (Premier Parallèle 2024, éd revue et augmentée) qui retrace l’œuvre de l’auteur et effectue une analyse des effets de langage auxquels procèdent les dictatures.

V. Klemperer est un philologue allemand (1881-1960) spécialiste de littérature française. Il achève un ouvrage sur Voltaire au moment où les nazis s’emparent du pouvoir qui bien sûr ne sera jamais publié. Soumis à de multiples discriminations en tant que juif, il décide de tenir un journal où il décrit minutieusement sa vie quotidienne, et pour commencer les humiliations dont il est l’objet : évincé de son poste à l’Université, plus le droit de conduire sa voiture et surtout de fréquenter sa bibliothèque habituelle où il travaille tous les jours. Il doit de ne pas être déporté à sa femme Eva, qui est non juive, et qui peut sortir de la maison pour faire des courses et cacher au fur et à mesure les pages du journal auprès d’une amie sûre. Car le journal décrit sa peur permanente, face à ce qui apparaît comme une épidémie, et qui étonne Klemperer : la victoire progressive et rapide des idées racistes et l’acceptation de la violence politique. Dès lors, il faut « écrire pour tenir », s’accrocher à cette discipline pour témoigner et survivre. Et comme Klemperer est linguiste, c’est à la langue nazie qu’il s’intéresse. « La langue ne ment pas » : elle dit bien la vérité de son temps, écrit-il en 1942. Klemperer analyse peu à peu les déformations que les nazis apportent à la langue allemande : suremploi des adjectifs, violence et force, retournement du sens des mots. Par exemple « fanatique » devient un mot positif et utilisé de manière banale. Frédéric Joly suit l’auteur dans l’étude de la « confiscation » de la langue, qui donnera lieu à la publication en 1947 de « LTI (lingua tertii imperii) la langue du 3è Reich » (traduit en français en 1993 et réédité en 2023). Le « Journal » alterne moments d’espoir et de découragement face à la lâcheté générale. Tout le monde a peur, dit Klemperer, mais il faut s’accrocher et tenir le journal « coûte que coûte »

Klemperer et sa femme survivront et lui récupérera son poste à l’Université dans une Allemagne (de l’Est) devenue communiste. Il adhère lui-même au PC et finira sa carrière comme « intellectuel » officiel. La RDA utilise aussi une langue totalitaire mais elle sera analysée par d’autres, plus tard….

Son « Journal » en trois volumes n’est publié en Allemagne qu’en 1996 et 1999. La traduction française, sous le titre « Mes soldats de papier 1933-1941 » et « Je veux témoigner jusqu’au bout 1942-1945 » est sortie en 2000.

Le livre de F. Joly est opportunément publié sous la rubrique « Lire Klemperer aujourd’hui ».

Nul doute qu’il soit d’actualité.

Yves-Frédéric Livian

 

Sur ces mêmes livres de Victor Klemperer on lira aussi sur notre site la note que lui avait consacré en 2007 Edith Bernheim : Lire l'article