Ce texte résume la communication présentée aux Journées de l’autobiographie à Lyon le 27 mai 2023 sur le traitement de la chronologie dans l’écriture des récits déposés à l’APA. À noter que le récit autobiographique entretient un rapport différent de celui du journal avec le temps et la durée. Il s’agit donc ici uniquement des récits.
Dans la vie quotidienne, il n’est guère de terme plus courant que le temps, ce qu’illustrent de nombreuses expressions : avoir le temps, prendre le temps, gagner du temps… et pourtant, il n’est guère non plus de notion plus mystérieuse. La perception du temps varie selon les personnes et, pour chacun, selon une foule de facteurs internes ou externes. Chacun en a fait d’ailleurs l’expérience : parfois les heures semblent s’étirer ; parfois, au contraire, elles s’envolent sans qu’on ait, littéralement, vu le temps passer. Parallèlement à la perception immédiate du temps présent, l’individu a conscience de la durée du temps qui le dépasse dans les deux sens. Il y a eu un hier sans moi et il y aura un demain sans moi. C’est sans doute une des raisons qui font que les récits autobiographiques, pour s’inscrire dans cette durée élargie, commencent parfois par la relation de la vie des ascendants de l’écrivant, pour peu que celui-ci ait pu obtenir des informations précises à ce sujet.
Mais c’est en fait à la temporalité de chacun que s’attache le récit autobiographique, c’est-à-dire au temps vécu par la conscience : celui dont elle fait l’expérience directe et qui déploie, à partir du présent (le seul moment saisi par son attention), un passé qui est fait de données accumulées servant de base à l’action (mais c’est le présent qui interprète ce passé) et un futur fait de possibilités nouvelles (mais c’est encore le présent qui anticipe l’avenir).
C’est ici que la question de l’identité de la personne et de la continuité du moi dans le temps vient s’inscrire dans la démarche autobiographique. En effet, au-delà du propos déclaré visant à raconter des événements, à les situer dans un contexte historique, familial et social, afin de les faire connaître à d’autres personnes, apparaît également le projet d’un « connais-toi toi-même » que l’écriture peut permettre d’élucider. Et cette démarche s’effectue avec et contre le temps qui passe : les autobiographes tentent de concilier le caractère nécessairement temporel et changeant de leur existence vécue avec la quête d’une définition d’eux-mêmes qui dépasse cette temporalité biographique et constitue leur identité personnelle. (On est ici dans la théorie de l’identité narrative telle que conçue par Ricœur : voir notamment Temps et récit, vol. III).
L’acte même d’écriture pose les termes du rapport entre le temps de cette écriture et celui des faits rapportés. La connaissance acquise après coup, nécessairement anachronique, est cependant mobilisée pour interpréter les événements. On voit déjà que, même en cherchant à suivre un fil chronologique linéaire, l’intrication des temps est inévitable. Les axes temporels se retrouvent fréquemment entrecroisés, dans l’autobiographie comme dans la fiction.
Il existe un facteur qui détermine en grande partie l’organisation des récits, c’est le travail de remémoration. À travers ce processus, on ne se contente pas de ramener à la surface des éléments enfouis dans les sédiments du passé, mais on opère simultanément une élaboration du souvenir pour le rendre utilisable dans le récit. L’autobiographe effectue ainsi un mouvement continuel de navette entre le passé de l’histoire et le présent de l’écriture de son récit, en recourant soit à des documents conservés, soit à des efforts de mémoire pour convoquer ses souvenirs.
La remémoration se produit sous l’effet d’une stimulation tantôt externe (c’est par excellence l’exemple de la madeleine de Proust), tantôt interne (la réapparition d’un souvenir entraîne le retour dans la conscience d’autres souvenirs par association d’idées). « C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire », écrit Boris Cyrulnik dans Sauve-toi, la vie t’appelle.
Quoi qu’il en soit, il serait surprenant que ce mouvement de va-et-vient ne laisse pas de trace dans le récit, même alors que l’auteur entend suivre un ordre chronologique linéaire.
Pour illustrer ce phénomène par les textes déposés à l’APA, je me suis rendue à Ambérieu et j’ai sélectionné une trentaine de textes dont finalement j’ai étudié quinze en détail. Pas suffisant pour en tirer des statistiques sur l’ensemble du fonds, mais assez significatif.
Voici donc quelques remarques de déposants à l’APA dont certains, mais pas tous, s’expliquent sur la méthode suivie (ordre chronologique ou non). Certains le font en préambule, pour aider le lecteur à aborder leur texte ; plusieurs ont l’air de s’apercevoir seulement au bout de plusieurs pages ou chapitres de la manière dont ils présentent leur récit et se mettent alors à la commenter. Presque tous raisonnent comme si l’ordre chronologique était une norme impérative et s’excusent presque de ne pas le suivre.
Edmond Varenne annonce d’emblée : « Quant à moi j’ai choisi d’être subjectif, et même lacunaire. Il ne s’est rien passé de très saillant dans ma vie, ou guère, dans l’ordre événementiel. Mais il y eut une foule d’images et d’impressions, d’histoires qu’on m’a dites aussi, dont certaines me poursuivent encore, et dont quelques-unes sont jetées comme j’ai pu dans les pages qui suivent. Elles figurent dans un ordre intime, qui n’est pas forcément rigoureusement chronologique. Mais cet ordre est important, et je crois que tout doit être lu en commençant par le début, et en suivant fidèlement l’itinéraire que j’ai établi, pour sentir les résonances curieuses que j’ai peu à peu découvertes entre tant d’épisodes qui au premier abord pourraient sembler sans rapport. »
À l’inverse, Danielle Stéphane propose au lecteur d’inventer son propre parcours de lecture : « Une vie, lorsqu’elle se regarde en arrière, forme une sorte de puzzle à reconstituer. On ne sait plus exactement quand tel ou tel événement, telle ou telle sensation, ont existé. La chronologie rigoureuse n’est plus toujours fiable. Et qu’importe. Il s’agit de reconstruire l’ensemble. Ainsi le récit que je vous propose, pourrez-vous le lire dans l’ordre que vous désirez. À vous de brouiller les pièces, mélanger les chapitres, passer d’un épisode douloureux à une période heureuse… du coq à l’âne, en quelque sorte. » Et elle conclut « à vous de choisir comment faire surgir le tableau dans son entier. » Mais quant à elle, elle observe finalement un ordre très sage.
Didier Béraud amorce son texte avec une lettre à ses enfants où il introduit une distinction subtile : « Aucune contradiction entre respect de la chronologie et mépris de l’ordre chronologique. L’un va très bien sans l’autre. La rigueur des jalons temporels n’impose en rien leur continuité. » Il présente des modules d’une page, titrés, pas forcément datés, mais souvent localisés, ce qui aide à les situer dans le temps.
Le récit de Françoise Payen Des jours et des vies ailleurs, est sous-titré « Un demi-siècle de vie à Madagascar ». Elle note dans un prologue : « Durant ces années, il m’est arrivé de vivre toutes sortes d’aventures ou de mésaventures variées. J’ai parfois pris des notes en rédigeant de petits journaux au cours de voyages dans le pays (…). Ce sont ces récits d’aventures que j’ai ici mis en page, relatant des scènes de la vie au quotidien. Des récits puisés ça et là, d’une durée variable et présentés sans ordre chronologique, mettant également en valeur l’incroyable beauté et richesse naturelle de la Grande Ile. »
C’est ainsi que fréquemment, un journal tenu autrefois et conservé va servir de base au récit autobiographique auquel il apporte la corroboration des détails saisis sur le moment. Comme le disait Philippe Lejeune à propos de l’usage des journaux : « Je veux pouvoir, demain, dans un mois, dans vingt ans, retrouver des éléments de mon passé : ceux que j’aurai notés, ceux qui leur seront associés dans ma mémoire. […] J’aurai mon sillage derrière moi, lisible, comme un navire dont le livre de bord a fixé le trajet. J’échapperai aux fantaisies, aux reconstructions de la mémoire. J’aurai ma vie sous la main. »
On a vu précédemment comment c’est le processus de remémoration, avec ses lacunes et ses accidents, qui alimente la rédaction du récit autobiographique. De manière générale, on remarque à la lecture comment la remémoration d’un souvenir conduit à d’autres notations qui font insensiblement passer d’une époque à une autre.
Exemple d’un tel enchaînement chez une jeune femme, Agnès Reynes-Catalan, qui parle de sa vie de jeune mariée en remarquant : à cette époque, on avait du mal à joindre les deux bouts, on faisait beaucoup de choses soi-même ; elle se souvient qu’elle a beaucoup tricoté alors, et cela la conduit à un retour à l’enfance : « C’est Germaine, la servante de Roquecave, qui m’a appris à 4 ou 5 ans ». Ces sauts dans le temps ne font en fait que refléter le fonctionnement de notre mémoire et plus largement de notre esprit.
Un fonctionnement différent chez Yannick Girouard qui estime : « Ma première enfance citadine, elle est comme une forteresse inexpugnable : ma mémoire ne peut y pénétrer ». C’est par le biais des images que le souvenir va faire son chemin jusqu’au niveau conscient, comme cette carte postale retrouvée du calvaire breton de Tronoën, à propos de laquelle il note : « Je comprends aujourd’hui qu’il est l’écho d’une scène enfouie de mon enfance, un souvenir heureux qui explique mon besoin de lire une Visitation dans cette œuvre de granit […] ».
Ce jeu continuel liant le passé, temps de l’histoire, au présent, temps du récit, influence aussi les autobiographes quant au choix des temps verbaux qu’ils utilisent. De manière classique, on voit cohabiter dans leurs récits deux systèmes de temps verbaux. Le temps de l’écriture est ancré dans la situation d’énonciation et l’auteur utilise le présent pour faire des commentaires. Le temps du souvenir est plus ou moins éloigné de ce présent : pour un passé lointain, quand il veut prendre ses distances, il utilise le passé simple ; quand il veut au contraire garder ou suggérer une impression de proximité, il utilise le passé composé. Ceci est le schéma classique, mais les auteurs s’en éloignent fréquemment. Parmi les textes déposés à l’APA figurent ainsi des récits entièrement écrits au présent, avec quelques projections au futur.
Il reste certes des adeptes d’un ordre chronologique strict. Parmi eux Roger Cherdavoine qui note après ses premiers chapitres : « Me voici arrivé au terme de ce cycle de ma petite enfance ». Il mène un récit très méthodique qui s’achève ainsi : « Il est temps d’achever cette chronique de mon enfance et de laisser là les souvenirs vivants que j’ai sortis de ma mémoire et de mon cœur pour l’illustrer. »
Michel Rostaing a déposé son autobiographie en un volume qui comprend deux récits : d’abord la période de ses études (et service militaire), 1947-1953, puis celle de sa vie active au CEA, 1955-1990 (entre les deux, il insère un cahier photos). Chaque chapitre ou presque est introduit par le millésime de l’année.
Si l’on décide plus ou moins délibérément de s’affranchir de l’ordre chronologique traditionnel, il faut trouver un autre type de logique pour structurer le texte. Ce sera fréquemment un découpage thématique. Dans ce domaine, il existe un précédent fort ancien, l’autobiographie de l’ingénieur et mathématicien italien Jérôme Cardan, Liber de propria vita, écrite en latin vers 1575. Son récit présente une succession de chapitres thématiques : amis, procès, bonheurs, santé, rêves, régime alimentaire, goûts, jeux, maisons où il a vécu (comme Perec…), mariage et enfants, livres… Italo Calvino en a fait une belle étude dans son livre Pourquoi lire les classiques (Seuil, 1984).
Ceux qui s’écartent de l’ordre chronologique recourent fréquemment à une organisation de type fragmentaire.
Chez Jacques Guigou, cette fragmentation correspond à la perception d’instants dans le temps : « Ni autobiographie, ni mémoires, ni autofiction, ni journal, ces fragments de vie se présentent comme des instants précis de présence au monde et de rencontre des autres ; instants à la fois inscrits dans la continuité d’une vie d’homme et en rupture avec la chronologie et le récit. »
Guillemette de Grissac livre un récit au présent à la deuxième personne, l’auteur s’adressant à la petite fille qu’elle a été, qui a deux ans au début du récit. Autres personnages, ses parents (désignés par Elle, Lui) et globalement les Autres. Dans le chapitre « Eux deux », elle raconte la vie de ses parents avant elle. Dans les dernières pages, sa naissance, son entrée à l’école primaire. C’est-à-dire qu’on a : Temps 0 – la petite fille a deux ans – puis temps moins 1 (la vie des parents, la naissance) – puis temps +1 (entrée à l’école primaire).
Robert Levert annonce : « j’ai classé les différents sujets de ma vie sans chronologie et dans une suite anarchique due à mon inspiration au moment de l’écriture. » Oui, mais mettez la chronologie à la porte et elle reviendra par la fenêtre : il commence au premier chapitre par l’enfance, puis viennent l’école et l’apprentissage ; le mariage vient après le service militaire. Des chapitres thématiques peuvent être intercalés (la pêche, le sport…), mais la ligne temporelle n’est guère altérée. Les souvenirs sont entremêlés de réflexions actuelles ou intemporelles.
Marie-Claire Hériche a construit une structure originale avec ses chapitres organisés en cinq sections correspondant aux cinq sens : couleurs, odeurs, textures, silences, saveurs. Chacune comprenant sept ou huit séquences d’une ou deux pages. Par ce mode narratif très personnel, elle nous fait pénétrer dans son univers, sans fournir forcément toutes les clefs pour suivre son histoire : elle donne plutôt à connaître sa personnalité.
Pour conclure brièvement, j’espère avoir montré dans cet exposé la grande diversité de traitement de la chronologie dans les récits déposés à l’APA, et comment leur juxtaposition permet de nouveaux éclairages dans l’étude de ces textes autobiographiques inédits. mardi 19 septembre 2023, par Élizabeth Legros Chapuis