Lutter contre les ravages de l’oubli
Compte-rendu de la rencontre avec Pierre Bergounioux et Yves Charnet APA, Maison des Associations, samedi 30 novembre 2019
« Parmi les écrivains que je connais, vous êtes le seul qui parle comme il écrit ». Cette remarque formulée par une participante à la fin de l’exposé de Pierre Bergounioux résume bien le sentiment général du public groupé autour des deux orateurs et de Véronique Leroux-Hugon, animatrice de ce débat.
Le public composé de membres de l’APA et de personnes de l’extérieur, parfois anciens élèves de Pierre Bergounioux, groupé en demi-cercle autour des intervenants, était nombreux et d’autant plus attentif que la sonorisation faisait défaut.
Les organisateurs avaient été bien avisés d’inviter l’auteur des Carnets en compagnie de son ami Yves Charnet : un dialogue chaleureux s’est ainsi établi entre le disert auteur, toulousain d’adoption, originaire de Nevers, qui poursuit une enquête autobiographique autant que poétique, et le Corrézien sombre et angoissé, hanté par le passage du temps et les ravages de l’oubli. Dans une lettre que le premier a écrit au second en 1999, il mentionne « l’obstination avec laquelle une voix reprend, entre tes lignes, l’interminable explication du sortilège qui pèse sur notre condition. Cet envoûtement de l’avenir par le passé et qui nous prive, oui, de notre présent. » (cité par Véronique Leroux-Hugon).
Pierre Bergounioux possède un art très personnel de répondre aux questions (ou de les contourner), en enchaînant les parenthèses et les références qui, souvent, nous entraînent jusqu’à la Préhistoire et bien au-delà. Il s’exprime dans une langue magnifique, utilisant parfois des mots ou des tournures du patois corrézien dont il estime qu’ils sont plus français que d’autres (il donne l’exemple du mot « jardin », associé à l’allemand Garten ou à l’anglais garden, auquel il préfère le mot « horte » qui vient directement du latin, il utilise aussi le mot « parlure » pour langage …). Pour lui, perdre le patois, ce serait « s’amputer tout vif du meilleur de l’humanité ».
Sa culture aussi vaste que profonde l’amène à convoquer Montaigne aussi bien que l’Abbé Breuil, Pascal Quignard, Pierre Bourdieu et William Faulkner, en passant par Max Weber, Cervantès, Shakespeare, Fellini, Carlo Ginzburg, Lénine, il passe des tablettes babyloniennes aux listes de courses taxées de « proto-carnets », sans oublier l’édit de Villers-Cotterêts. Pierre Bergounioux a commencé à tenir des Carnets en 1980 (né en 1949, il avait alors la trentaine) : quatre volumes ont paru aux Éditions Verdier en 2006, 2007, 2011 et 2016. Écrire, le recours suprême : « Nous ne sommes plus prisonniers d’une communauté parlante. On peut s’isoler avec un chiffon de papier et un trognon de crayon. » Ses carnets sont imprimés par lustres, sur papier bible, environ 1500 pages par volume de 5 ans. Chaque matin, en général très tôt, il prend papier et crayon pour lutter contre l’oubli avec une obstination tenace et méticuleuse, il tente d’objectiver sa pensée en la confiant à un support extérieur. Yves Charnet, qui déclare éprouver un « besoin vital » des livres de son aîné, qualifie cette œuvre de « proustienne autrement, le temps mis en œuvre et pas retrouvé », d’autres parlent d’une « encyclopédie de soi-même ». Pierre Bergounioux estime que, pour y voir clair dans cette vie, méditer ne suffit pas, il a besoin de se colleter avec un support distinct de son corps, sinon le passé ne sera jamais ni clarifié ni enregistré, ni les comptes apurés. Pour cela, le diariste relate de manière aussi complète que possible les événements concrets qui jalonnent sa journée, ses malaises physiques, ses états d’âme, ses angoisses, ses lectures, ses rencontres, ses relations familiales. « On tire la pensée, on l’arrache au flux temporel et on la confie à un support durable. » « C’est sous la dictée des choses que je noircis mon papier. Celui-ci a pour vertu, en contrepartie, de leur conférer l’exact contour, le juste poids dont elles sont, de prime abord, dépourvues. On n’en a pas besoin aussi longtemps qu’elles sont les seules, que rien n’a bougé dans le paysage, que persiste la même durée immobile. Il importe de les connaître lorsque l’heure tourne, de distinguer ce que l’on peut garder de ce dont il faut se défaire, sous peine de ne pouvoir répondre à la requête de l’ailleurs, au temps de l’après. » (Exister par deux fois, p. 16). Grand observateur, rêvant d’être entouré d’esprits cartésiens, Pierre Bergounioux se montre pessimiste sur ses contemporains et ses compatriotes. Il relève le « désastre politique » qui marque la fin du XXème et le début du XXIème. Prenant des points de comparaison, il cite la Renaissance, le Grand Siècle ou le Siècle des Lumières, mais déplore de ne pouvoir donner véritablement une appellation au XXe siècle (Siècle de Fer, Siècle des Loups, Siècle de l’explicitation ?) Pour lui, « le présent est une désolante réalité ». Provocateur, il propose de distribuer dans le RER des exercices de grammaire que l’on placerait dans un « automate à correction » qui vous le rendrait au retour. S’entendant traiter de misanthrope, il accepte la référence à Alceste, tout en précisant que, tout comme lui, ce n’était pas un mauvais homme. Interrogé sur sa manière de pratiquer, il précise qu’il écrit toujours le matin (« celui du matin porte un regard dessillé sur celui de la veille »), toujours à la main et que, quand il saisit plus tard le texte sur ordinateur, il le garde tel qu’il est, « tout chaud », sans y apporter de modifications. Rien ne peut ainsi lui échapper, l’auteur se protège de cette manière contre « les tours pendables de la mémoire ». Pierre Bergounioux estime que sa génération « garde un souvenir vif, profond, indélébile du temps d’avant », ce temps perdu à tout jamais ; mais désormais, son « travail de désenténèbrement », comme le désigne Yves Charnet, porte sur sa propre époque, et les événements qui le marquent au fil des années. Son propos est précisé dans la première entrée de ses Carnets, en date du 16 décembre 1980 : « Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elles m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter. »
Chantal de Schoulepnikoff avec Elizabeth Legros Chapuis