Des mots et des images
Le temps printanier qui régnait sur Paris n’a pas dissuadé un public nombreux de se rendre à la Table ronde organisée par l’APA en ce samedi 27 mars à la Maison des Mines : une soixantaine de personnes attentives ont suivi les quatre exposés ainsi que le bref débat qui a suivi. La réunion était animée par Pierre Kobel, qui a présenté les intervenants et qui a indiqué qu’il n’avait pas été possible d’intégrer la bande dessinée, élément pourtant important de cette thématique, un sujet en tout cas à conserver en projet pour une rencontre ultérieure.
Le 1er exposé, présenté par Sara Shirvan, doctorante en lettres contemporaines, est consacré au rôle de la photographie dans la quête de soi après une maladie grave et traumatisante qui modifie l’apparence du corps. Tout en faisant appel à des auteurs comme Roland Barthes, Susan Sontag, Paul Ricoeur, Claire Marin ou Boris Cyrulnik, elle s’appuie surtout sur l’exemple de Lydia Flem. Atteinte d’un cancer du sein, celle-ci a publié successivement Le Journal implicite (2008-2013) et La Reine Alice (2013) qui relatent son parcours de maladie et de traitements. L’expérience du cancer a eu de fortes répercussions sur sa vie et lui a donné "la sensation de ne plus être soi". Elle considère avoir subi une perte partielle de son identité féminine, elle a dû accepter une nouvelle image corporelle, a traversé la peur et l’angoisse, ce qui l’a obligée à chercher des voies originales pour se reconstruire. Après le choc du diagnostic, qui mène à la sidération, Lydia Flem s’est trouvée devant une nouvelle représentation du réel : ressentant le besoin de se raconter, en vue de prendre de la distance devant "le désordre et le chaos", elle a eu recours à la photographie, pour "créer un monde imaginaire qui lui permette de reprendre pied dans la réalité, transformer la douleur en beauté, l’aléa en élan". Ces images et les textes d’accompagnement composent un journal de bord tenu au fil des mois. Tantôt elle montre des autoportraits partiels, tantôt elle photographie les objets du quotidien qui remplacent et évoquent le corps, en offrant une puissante symbolique et ouvrant ainsi un chemin vers la transformation. Chaque objet fait appel à un souvenir spécifique, l’écriture et la photographie se complètent.
Gilbert Moreau, fondateur et rédacteur en chef des Moments littéraires, revue semestrielle depuis 1999 présentant des extraits inédits de journaux, carnets, documents personnels, d’auteurs connus ou moins connus, a introduit la photographie dès 2019, estimant que celle-ci fait partie du récit autobiographique, comme le prouvent des artistes comme Nobuyoshi Araki, photographe japonais qui a adapté la photo au roman personnel, comme Nan Goldin, photographe américaine qui a créé entre autres La ballade de la dépendance sexuelle et documente la vie de la communauté LGBT ainsi que des marginaux à New York, comme Sophie Calle, plasticienne française, qui retrace dans Rachel, Monique la vie de sa mère et photographie ses derniers instants, Annie Ernaux et Marc Marie enfin qui avec L’usage de la photo ont donné un reflet photographié et écrit de leur vie amoureuse.
A partir du no. 41 de la revue, un porfolio contenant des œuvres de photographes contemporains a été inséré dans chaque numéro. Ainsi se sont succédé des cahiers présentant des images d’Elina Brotherus, photographe et vidéaste née en 1972 en Finlande ; d’Isabelle Mège, secrétaire médicale auvergnate qui, souhaitant servir de modèle à des photographes de renom comme Willy Ronis ou Christian Courrèges, a tenu un journal de ses rencontres avec eux ; de René Groebli, photographe zurichois qui s’est fait connaître par la série L’oeil de l’amour, photographies de sa femme pendant leur voyage de noces en 1952 ; de Florence Chevallier, dont les thèmes de photographie sont le corps, le sexe, la mort et le sacré ; d’Anne De Gelas, photographe belge dont le travail est centré sur l’écriture quotidienne et le récit autobiographique ; d’Olivier Roller, qui présente des portraits réalistes de sa mère vieillissante (La Muette) ; et enfin Cristina Dias de Magalhaes, photographe luxembourgeoise qui s’est spécialisée dans des portraits de personnes vues de dos.
Les lecteurs/lectrices de la revue ont posé de multiples questions dès l’apparition des photos, tout en reconnaissant l’importance de leur apport ("Le poids des mots, le choc des photos") et estimant que leur force évocatrice est très puissante. Jusqu’où peut-on aller, quelles sont les limites que devrait se donner le photographe (en particulier, les photos de la mère d’Olivier Roller ont suscité des réactions négatives : on admet les textes sur le naufrage de la vieillesse mais bien plus difficilement les photos !) ?
Sylvie Alphandéry, responsable de la politique des publics à la BNF, relate d’abord sa propre expérience en tant que vidéaste : revendiquant sa subjectivité, elle a filmé ses parents, d’origine juive, avec ses neveux Guillaume et Sophie pendant 22 heures d’entretien qui ont abouti à un film de 1h30, ce qui lui a permis de découvrir des éléments inconnus de leur vie. Elle évoque les précédents autobiographiques dans le cinéma, Federico Fellini, Woody Allen, Guillaume Gallienne. Alain Cavalier (Le Filmeur), et Chris Marker (La Jetée) témoignent de leur vécu, dans un imaginaire social et collectif. Agnès Varda se prend comme sujet dans nombre de ses films, particulièrement dans Varda par Agnès et Les Plages d’Agnès, qui évoquent l’ensemble de son trajet personnel et des événements qui ont jalonné sa vie. Elle cite encore Dominique Cabrera, qui dans Ici là-bas fait vibrer le passé de sa petite enfance ou qui dans Demain et encore demain donne son journal intime de l’année 1995 filmé en vidéo, Eric Pauwels, qui dans Lettre d’un cinéaste à sa fille cherche à transmettre à sa fille son usage du monde ou encore Mariana Otero qui enquête sur la mort de sa mère décédée à 30 ans d’un avortement clandestin (Histoire d’un secret), cherchant à relater ce deuil impossible et à rendre justice à sa mère. Elle s’interroge et nous interroge sur ce qui serait la part du narcissisme dans ces différentes entreprises et sur la différence d’approche entre amateurs et professionnels. Certains de ses films sont bien connus à l’APA où nous avons eu le plaisir, à l’occasion de nos Journées, d’en montrer quelques-uns, en présence de leurs auteurs.
Avec Roseline Combroux c’est une voix plus directement apaïste que nous entendons. Elle évoque d’abord le travail du groupe APA de Toulouse qui, deux années durant, a consacré ses réunions mensuelles au thème de l’image et de l’autoportrait. Ateliers d’écriture, ateliers collage, discussions multiples ont ponctué ce travail. Cette activité a abouti à la réalisation de deux cahiers de groupe, sous le titre générique LA PAGE, réalisés sur place et au format et à la présentation atypique. Puis Roseline présente son propre exemple et explique la manière dont elle a entrepris son autobiographie, en prenant comme point de départ 17 photos de son enfance et de sa famille, complétées de quelques autres d’elle seule jusqu’à ses 18 ans. C’est par ce biais qu’elle a pu accéder à l’écriture. Elle a confectionné entre 2006 et 2008 Le Cahier gris. A la recherche de son géniteur qu’elle ne connaît pas (elle le retrouvera en 2012), elle constate par ces photos combien elle est en permanence "collée" à sa mère. Cela ouvre la porte à bien des interrogations et digressions. Puis entre 2009 et 2011 elle entreprend Le Cahier à fleurs. Elle a l’idée, sous l’impulsion de Daniel Orler qui travaille sur le thème des mythes, de raconter les événements de son quotidien, puis de choisir un mythe qui leur corresponde (elle aime les contraintes qui l’aident à écrire !). En 18 mois, son cahier présente 12 entrées, complétées de réflexions sur quelques films, tableaux et spectacles de danse ainsi que de souvenirs de voyages dans le désert algérien. Et c’est le mythe d’Echo que lui renvoie Daniel Orler, après la lecture de ce cahier. Enfin en 2017-2018, Roseline confectionne un cahier rouge, Le livre de mon imaginaire. En 2017, elle traverse une période difficile, elle ne tient pas de journal régulier, réfléchit sur la difficulté de créer et tente de s’appuyer sur des représentations en images et des collages. Elle commence son cahier en faisant sur la page de gauche un collage et en se laissant porter par des associations d’idées et sur celle de droite, elle rédige un texte qui relate les événements. Quelques mois plus tard, face à de nouveaux événements perturbants et, pendant un mois, elle fait un collage par jour, dessine 30 cases de 6 cm x 6 cm dans lesquelles elle intègre des photos prises quotidiennement. Ce travail est très important pour elle et l’aide à retrouver la sérénité. Cette intervention, très personnelle et très incarnée, venait conclure avec une grande force cette table-ronde qui a présenté un panorama varié et vivant de quelques-unes des manières de combiner images et autobiographie. La longueur des interventions, mais qui ne l’étaient pas trop au vu de leur vif intérêt, n’a malheureusement pas laissé beaucoup de temps à la discussion pour confronter les points de vue et permettre un dialogue entre les intervenants, puis avec le public.
Bernard Massip et Chantal de Shoulepnikoff
Pour ceux qui souhaiteraient aller plus loin que ce compte-rendu, on trouvera au bas de cet article les captations vidéos intégrales des interventions effectuées par Martine Bousquet.